Après tout ce que j’ai fait pour toi !
Marie est aux petits soins pour Jean. Constamment. Même quand il ne demande rien. Ce soir, elle est revenue avec trois nouveaux pulls. « Il commence à faire froid et tu n’avais plus rien à te mettre » annonce-t-elle en guettant une expression d’enthousiasme et de ravissement que Jean se doit d’avoir mais… qui répond: « Je n’en ai pas besoin, j’en ai déjà plein ! Et puis, j’aime pas ces couleurs, tu le sais ».
Marie insiste, explique, justifie, puis s’en va dépitée préparer le diner. « C’était bien la peine que je passe une heure dans la boutique à les choisir » songe-t-elle, partagée entre l’agacement et la tristesse.
Pendant le repas, elle déclare à Jean qu’elle a écrit aux impôts car la date fatidique est passée et Jean, malgré ses multiples rappels, n’a rien fait, comme d’habitude. « Mais qu’est ce que tu as écris ? s’étrangle Jean. Je les ai eus au téléphone, je les rencontre après-demain ! ». Marie sursaute : « Je croyais te rendre service » gémit-elle. Jean sent un agacement terrible monter en lui : « Arrête une fois pour toute de tout faire à ma place ! Je ne suis pas ton fils ! ». D’un seul coup, c’est Marie qui explose : elle n’en peut plus. Hier encore, elle a téléphoné au médecin de Jean pour une consultation et Jean, au lieu de la remercier de son dévouement, lui avait répondu agacé que la date du rendez vous ne lui convenait pas et qu’il n’irait pas. Et avant-hier encore et chaque jour, elle se dévoue.
La colère enfle, Marie rappelle tous les gestes, paroles, services qu’elle fait en s’oubliant elle-même juste pour être agréable à Jean, et lui, ingrat parmi les ingrats, ne la remercie jamais. Sa voix monte un peu plus dans les aiguës : « Tu as un caractère impossible ! Après tout ce que j’ai fait pour toi ! ». Elle se lève furieuse, claque la porte et s’enferme dans la chambre pour pleurer.
Mais que s’est-il donc passé ? Marie a tellement voulu être gentille mais a-t-elle, seulement une fois, demandé à Jean ce dont il avait besoin ?
Elle a voulu faire le bonheur de Jean malgré lui, elle veut son bien, elle agit avec son cœur et finalement, elle produit un effet désastreux. Et si elle avait demandé à Jean : « De quoi as –tu besoin ? ».
Ce faisant, elle a actionné le fameux triangle dramatique et chacun en a joué quelques rôles. De quoi s’agit-il ?
Des jeux de pouvoirs
Le triangle et ses acteurs
Quand une relation est régulièrement conflictuelle, il importe de se demander si on n’est pas entré dans le Triangle Dramatique de Karpman [1] (que l’on appelle aussi Triangle de Karpman). En voici l’illustration.
Vous avez ici l’’illustration schématique du jeu de pouvoir impliquant trois rôles différents mais intimement liés :
- Persécuteur (ou Bourreau) : il s’agit du rôle de l’agresseur, de l’attaquant. Peut être une personne, un événement, une situation donnée. Généralement perçu comme négatif car critique, dévalorisant, agressif mais peut parfois être un innovateur, un initiateur.
- Victime : c’est la personne qui subit l’agression du persécuteur. Elle est innocente, passive, impuissante, plaintive
- Sauveur : il s’agit du protecteur, du chevalier blanc, bon, généreux, protecteur et tellement altruiste. Rôle perçu comme positif alors qu’il contribue souvent à renforcer la dynamique du triangle dramatique car souvent infantilisant et très culpabilisant.
Quelques exemples de situations d’entreprise susceptibles de refléter un triangle dramatique :
- supérieur hiérarchique, moi et responsable RH,
- collègue, moi et supérieur hiérarchique,
- collègue, collègue et moi,
- licenciement, moi et bureau d’outplacement, …
Les principales données de ce triangle
- Le changement de comportement d’un des « acteurs » a un impact sur les autres.
- Parfois, le triangle se déroule entre 2 personnes, une d’entre elles passant d’un rôle à l’autre. Lorsqu’il y a plus de trois personnes impliquées, un même rôle est rempli par plusieurs d’entre elles.
- La plupart d’entre nous sommes programmés pour jouer les trois rôles. Nous en choisissons un, consciemment ou inconsciemment, selon les circonstances et notre état d’esprit du moment.
- Quand nous sommes en présence d’un de ces trois rôles, nous avons tendance à adopter inconsciemment un des deux autres rôles. Nous pouvons aussi passer d’un rôle à l’autre sans nous en rendre compte.
- Certains privilégient un rôle donné car il apporte l’illusion de certains avantages (Chaque rôle peut être à l’origine d’une manipulation) :
- le rôle de victime permet d’attirer l’attention des autres,
- le rôle de persécuteur nous donne du pouvoir,
- le rôle du sauveur nous donne une image positive de nous-mêmes.
Jeux de pouvoir et dynamique négative
Ce triangle est « dramatique » quand un jeu de pouvoir s’établit et active une dynamique négative qui amplifie le problème plutôt qu’elle ne le résout, poussant chacun à se retrancher davantage dans ses positions.
Ce type de fonctionnement :
- attise les conflits larvés ou déclarés,
- coupe toute forme de dialogue constructif,
- génère du ressentiment,
- encourage les interprétations erronées,
- provoque souvent des réactions émotionnelles exagérées.
En entreprise, les conséquences peuvent être des mauvaises performances, des conflits interpersonnels, une mauvaise ambiance de travail, une augmentation de l’absentéisme.
Dans un couple, les conséquences en sont du ressentiment, de la colère, des relations qui se dégradent, l’impression pour l’un d’être utilisé (victime), pour l’autre qu’on fait à sa place sans lui demander son avis et donc sans le respecter (victime aussi).
Jeux de pouvoir et manipulation
Jouer un rôle peut servir à manipuler (consciemment ou pas) l’autre.
- La Victime geint pour ne pas faire par elle-même et attend qu’on fasse à sa place. C’est ce qu’on appelle la victimisation.
- Le Sauveur peut infantiliser et mettre l’autre en dépendance (cette dépendance peut être perverse). Il peut aussi donner dans l’espoir de recevoir en retour. Or, si en donnant, on entend obliger l’autre, le don n’est plus bienfaisant mais devient un moyen intéressé dans une stratégie de pouvoir et d’orgueil
- Le Persécuteur peut asseoir sa domination sur l’autre et/ou faire naitre de la culpabilité pour mieux tirer les ficelles. Parfois, c’est un sauveur déguisé illustrant la phrase de Céline : « Les gens vous font toujours payer les services qu’on leur rend ». Il peut également prendre le visage de la Victime pour mieux culpabiliser l’autre. C’est le fameux « après tout ce que j’ai fait pour toi ». Il faut se méfier des gens qui vont trop sentir combien ils vous ont aidé.
Reprenons l’exemple de Jean et Marie.
Marie : elle voit Jean comme quelqu’un qui a besoin d’elle, quelqu’un qui a besoin qu’on lui apporte beaucoup d’attention. Elle déclare très sincèrement qu’elle le fait par amour sans se rendre compte qu’elle se place en tant que Sauveur de Jean qu’elle voit comme Victime. « Que ferait-il sans moi ? Heureusement que je suis là ! » assure-t-elle. Elle espère ainsi satisfaire son besoin de reconnaissance et comme elle ne s’aime pas assez elle-même, elle aime Jean pour deux sans voir que bien souvent, elle le culpabilise.
Est-ce vraiment Jean qu’elle aime ou n’est-ce pas la Beauté et le Désintéressement de ses actions, la bonne image qu’elle se donne d’elle-même (en espérant que Jean lui en sera reconnaissant…même s’il ne lui a rien demandé)
Jean : il « subit » les manifestations de Marie. Il se sent victime de cet empressement et finit par voir Marie comme le Persécuteur (le rôle qui donne du pouvoir). Marie agit pour lui, pense pour lui, fait pour lui, une vraie « maman poule » qui l’étouffe. Il finit par se rebiffer.
Du coup, Marie voit Jean comme le Persécuteur, celui qui lui mange son énergie et ne la remercie même pas. Elle en tellement marre qu’aussitôt après sa crise de colère, elle éclate en sanglot. Jean la voit alors comme une victime qui a besoin d’être consolé (rappelons que le rôle de victime permet d’attirer l’attention des autres) et au moment où il passe doucement les bras autour du cou de Marie, il endosse le rôle de Sauveur.
Nous pourrions continuer longtemps ainsi, chacun endossant l’un après l’autre l’un de ces trois rôles. Ca va parfois très vite. La situation peut perdurer dans le conflit permanent.
Ce genre de « jeux de rôles » est courant et se retrouve en entreprise, entre amis, entre parents et enfants, etc. Il est courant car il part du postulat : « Je sais ce qui est bien et bon pour toi ». Même l’Etat se permet de légiférer en ce domaine…
Faut-il ne plus aider les autres ?
La question est brutale et la réponse demande un peu de subtilité.
Un moyen simple pour détecter rapidement lorsqu’un jeu de pouvoir de type triangle dramatique se met en place est d’évaluer l’équilibre dans la relation :
- Si je me sens en situation de soumission : je me comporte en victime => Je suis -, tu es +
- Si je me sens en situation de domination : je me comporte en persécuteur (voire en sauveur) => Je suis +, tu es –
- L’équilibre de la situation se trouve dans l’équilibre de l’échange : Je suis +, tu es +.
Ressentir cela est capital :
– pour ne pas tomber dans une paranoïa où on voit des victimes persécutrices partout !
– pour ne pas devenir fou à s’interroger en permanence pour savoir si la bienveillance est un droit ou un devoir !
Le meilleur moyen d’éviter d’être pris dans un triangle dramatique est de veiller à ne pas soi-même endosser spontanément un des trois rôles :
- Si je suis enclin à chercher la sympathie ou le soutien des autres => attention à ne pas me poser en victime pour faire en sorte que les autres règlent mes problèmes. (syndrome du Caliméro)
- Si je suis de nature colérique, autoritaire ou directive => attention à ne pas agresser verbalement mon entourage même si je juge qu’il fait mal son travail. (syndrome du Tyran)
- Si j’aime aider les autres, attention à ne pas voler à leur secours sans même leur demander (syndrome de Zorro). Cela revient finalement à mépriser leurs vrais besoins. Mais comme on est convaincu d’agir pour le bien des autres, on est également convaincu qu’il est indispensable d’agir pour que les autres aillent mieux : on fait à la place, on donne des « bons » conseils, on projette sur les autres ce qu’on estime être bien pour soi.Comme l’autre n’a rien demandé, comme le conseil ou l’action ne correspond pas à ce qu’il souhaitait, il refuse ce qu’on lui offre ou n’en tient pas compte.Soit le Sauveur en « remet une couche » pour contraindre la Victime et devient alors Persécuteur.Soit la Victime se met en colère et devient alors le Persécuteur du Sauveur devenu lui-même Victime.Dans tous les cas, hop ! C’est reparti pour un tour !
Que doit faire un sauveur ?
Il doit d’abord et avant tout vérifier que les 4 conditions suivantes sont remplies :
- M’a-t-on explicitement demandé mon aide ?
- Ai-je l’envie, les compétences et les moyens pour intervenir ?
- Le demandeur est-il prêt à se prendre en charge lui-même ou va-t-il me refiler son fardeau ?
- Quels sont les critères qui me permettront de juger quand ma mission d’aide est accomplie ?
Le point n° 1 est le plus essentiel … et le plus oublié.
Bien évidemment en cas d’urgence – mais d’urgence seulement – on agit sans se questionner. Quelqu’un se noit et commence à disparaitre sous les flots : si je sais nager, je plonge pour le sauver et n’attend pas qu’il m’ait explicitement demandé de le sauver. Quelqu’un dort dans une maison en feu : si je le peux, je cours le mettre à l’abri des flammes et tant pis si j’interromps son repos et ses rêves !
Une anecdote pour finir
Un ingénieur (un Sauveur) travaillait dans une ONG. Dans un pays lointain, il décida de créer un puit, estimant inadmissible que les femmes (des « victimes », donc) doivent régulièrement, sous un fort soleil, parcourir 20 km vers un point d’eau puis refaire 20 km dans l’autre sens avec une jarre de plusieurs kilos sur la tête.
Il revint un an après, constatant que le puit était à l’abandon. Furieux (victime puisque son œuvre était négligée), il alla voir les femmes en questions (devenus persécutrices puisque que n’ayant pas utilisé ni entretenu « Son » puit).
Les femmes lui déclarèrent alors : « Quand il n’y avait pas de puit, nous allions entre femmes seulement vers le point d’eau. Nous étions enfin seules et ensemble et nous ne cessions de parler et de rire. Quand il y a eut le puit, nous avons été privé de tous ces échanges entre nous, loin de la communauté des hommes. Et comme chercher de l’eau se faisait rapidement, nous avons alors du passer plus de temps à effectuer d’autres tâches ménagères. Résultat, nous avons cessé de rire entre femmes, nous avons du travailler davantage et les hommes n’ont plus rien fait à la maison ».
Cet ingénieur aurait été fort avisé :
- De ne pas chercher à calquer sur les autres les solutions qu’il estimait bonnes pour lui sans s’interroger si elles étaient bonnes aussi pour d’autres,
- De demander avant toute chose quel était le vrai besoin de ces femmes : lui avaient-elles explicitement demandé son aide ? Lui avaient elles demandé de construire ce puit dans leur village ?
Certaines personnes sont tellement obsédées par ce besoin de faire le bonheur des autres malgré eux qu’elles en deviennent des fascistes de la bonté ou des terroristes de l’Humanisme. Un comble !
[1] Dr. Stephen Karpman : psychologue américain spécialisé en analyse transactionnelle qui a mis en exergue en 1968 le triangle dramatique comme mode de fonctionnement relationnel préjudiciable pour chaque personne impliquée et pour l’entourage.
[2] Parmi de nombreux ouvrages sur ce thème, voir notamment le petit livre très bien fait de Christel Petitcollin « Victime, bourreau ou sauveur : comment sortir du piège ? » – Editions Jouvence, 2006
[…] avec eux, sortez avec eux, discutez des sujets qui vous préoccupent. Rien de tel qu’une personne positive dans les parages pour rebooster son estime de soi car elle voit ce qu’il y a de meilleur en vous […]
Excellent article, je vous en félicite. justement, des fois on se retrouve pris au piège sans s’en rendre compte. Moi, ca m’est arrivé avec mes soeurs après le décès de mon père. J’étais là à tout moment sans qu’on me le demande, je pensais bien faire et je me tuer avec mes petits moyens à les aider et justement maintenant je comprends leur colère leur mécontentement malgrè mes efforts pour les rendre heureux. Je comprends qu’il faut répondre à leurs besoins et non penser à leur place à ce que j’estime leurs bein être. c’etait fort interessant . Merci.
Un processus très édifiant d’idées et une anecdote qui me rappelle une expérience de générosité mal placée que j’ai vécue dans mon Club Rotary ; nous nous sommes retrouvés, dans une école où nous voulions planter des arbres, devant une situation où les écoliers avaient plutôt besoin de fournitures scolaires et où la directrice de l’un des groupes de l’école souhaitait la reconstruction de certaines classes dont la structure architecturale était mal adaptée aux circonstances de cours des enfants. Je me suis lu dans cette histoire de puits abandonné. Merci alors pour tout cet apport qui, du reste, traduit notre réalité quotidienne.